
Il y a une vingtaine d’années de cela j’avais eu l’intuition d’une ébauche de théorie sur la réalité. Par la suite j’ai retrouvé les divers aspects de mon idée chez d’autres auteurs. Mais nous faisons tous la même erreur qui nous mène dans une impasse : nous tentons absolument de fonder cette description sur des mots qui ne peuvent pas s’appliquer à elle. On devient des victimes du langage, qui nous perd et nous fait revenir à notre point de départ. Je ne prétends pas pouvoir proposer la bonne solution avec l’invention des bons mots, mais je veux commencer par tenter de faire comprendre la problématique.
Notre pensée et notre langage sont liés. Il est très difficile d’arriver à concevoir ce qui ne peut être dit par des mots. Comment la pensée peut-elle évoluer avec un langage figé ?
Un électron existe parce qu’il a un nom. On ne peut pas clairement définir ce qui ce cache derrière ce nom, ni si cette entité est bien réelle. Dire que « l’électron n’existe pas » ne fait pas disparaître le concept, l’électron continue alors d’exister sous forme irréelle, comme le dragon et la licorne. Cela renforce au contraire son existence, comme Darwin avec son livre L’Origine des espèces est parvenu à balayer le concept d’espèce tout en le mettant au premier plan. Si l’espèce existe on ne peut pas en donner une définition compatible avec l’évolution des espèces. Si l’évolution a lieu alors l’idée d’espèce disparaît dans un flou dérangeant pour celui qui doit mettre chaque chose dans une petite case. Si une table est une chaise sur laquelle on ne s’assoit pas, qu’est-ce qu’une table sur laquelle on décide de s’asseoir et une chaise sur laquelle on ne s’assoit plus ? Si une table et une chaise sont une unique entité à quatre pattes sur laquelle on peut s’asseoir ou ne pas s’asseoir, sont-elles une même chose, passant de chaise à table selon l’observateur comme le temps et l’espace se transforment l’un en l’autre selon l’observateur relativiste ? Quelle est la différence entre un cheval et une chaise ? Le cheval doit-il être mort et empaillé pour qu’on l’appelle chaise en grimpant dessus ?
Dans notre logique il y a l’existence physique et l’existence abstraite, bien qu’on ne puisse pas établir ce que veut dire exister physiquement ni si ce que nous nommons existence abstraite n’est pas en soi une existence réelle dans une réalité des idées. On peut tout de même se convaincre que pour exister de manière physique il faut d’abord exister de manière abstraite.
Nous avons appris à raisonner sur une logique binaire appliquant le principe du tiers exclu. Une chose ou une proposition est A ou non-A, mais elle ne peut pas être A et non-A à la fois. Ceci existe ou n’existe pas, cette phrase est vraie ou fausse.
Cette pauvre logique a pourtant été anéantie par la science. On sait qu’un objet peut se trouver dans plusieurs états incompatibles et contradictoires. Une particule peut tourner dans un sens et dans l’autre sens en même temps, on dit même qu’aucune de ces rotations n’est la rotation de quelque chose. Un système peut être dans un état qu’on nomme maladroitement « indéterminé » ou « indéfini », bien qu’on sache décrire précisément cet état, qui est donc parfaitement connu et déterminé. Ce qui a mené Richard Feynman et tant d’autres à propager l’idée que la physique quantique était incompréhensible. Alors qu’on la comprend parfaitement, le problème est qu’on n’arrive pas à la décrire correctement avec nos mots et notre logique désuète.
En français, « exister » est un état figé, alors que dans certaines autre langue c’est une action ou un processus.
La distinction entre « réel » et « virtuel » a reçu une définition très précise en physique, grâce aux relations d’indétermination de Heisenberg. Tout ce qui est au dessus d’un seuil, celui de l’observation par un système expérimental, est qualifié de réel. Tout le reste est virtuel. Ce n’est satisfaisant que dans une certaine mesure, c’est le cas de le dire. Car, au fond, qu’est-ce qui est fondamentalement différent entre une chose légèrement en dessous du seuil d’une chose exactement égale au seuil ? Et puis, est-ce qu’une chose loin du seuil n’existe-t-elle pas moins que celle près du seuil ? Est-ce qu’il n’y a pas des choses qui « existent un peu » et d’autres qui « existent beaucoup » ?
Une particule virtuelle existe, mais elle n’est pas réelle. On devrait dire qu’elle n’est pas réalisée, manifestée ou représentée.
Le néant peut-il exister ? Par définition, si le néant est tout ce qui n’existe pas, il n’existe pas. L’Absolu, le Tout, peut-il exister s’il n’existe pas autre chose que lui-même, une sorte de système expérimental pour observer le Tout en le faisant exister ?
Exister ne suffit pas pour être réel. Ce qui est réel n’est qu’une infime partie de ce qui existe, une manifestation physique de l’acte de réalisation et d’observation. Lorsque la chose n’est pas réelle, par exemple lorsqu’une particule est dans une superposition d’états incompatibles (du point de vue réel), elle existe sous la forme de virtualités, on pourrait dire qu’elle existe alors sous une forme « réalisable ». Notez que l’esprit ou l’âme ne sont pas réels selon cette définition, mais qu’ils existent. Il se peut que l’âme agisse en provoquant certaines réalisations choisies sur un état réalisable.
Cela ne suffit pas, car on est toujours sur la même logique binaire. Pour la dépasser, il faudrait pouvoir exprimer ce qui est à la fois A et non-A, mais aussi ce qui n’est ni A ni non-A. Quelque chose qui existe et n’existe pas, quelque chose qui peut passer de l’existence à l’inexistence, existible selon le physicien Emmanuel Ransford.
Le mathématicien Kurt Gödel a montré par une métathéorie, une théorie sur les théories, son fameux principe d’incomplétude : on peut toujours produire des propositions à l’aide d’un système fini d’axiomes qui sont indémontrables dans ce système. Elles sont vraies et fausses, ou ni vraies ni fausses à la fois.
Comment chercher à trouver la vérité quelque part si l‘on ne peut même pas établir une définition du vrai, qui exclut le faux ? La vérité n’est en fait pas un état mais un aboutissement, c’est un point à l’horizon et non pas un lieu où on peut s’asseoir. C’est peut-être notre destination à tous, que chacun peut atteindre en des lieux différents ?
Comme l’a écrit Charles Fort en 1919, qui avait une conception extraordinairement lucide de problème de la logique avant l’élaboration de la théorie quantique :
« Celui qui cherche la vérité ne risque pas de la trouver. Mais il reste néanmoins l’infime possibilité qu’il devienne lui-même la vérité. »